Si l’anglais est la langue des institutions et de l’administration, après le créole, c’est le français qui est le plus parlé à Maurice. La langue de Molière a su résister à plus d’un siècle et demi de présence britannique. Et elle conserve une grande vitalité, qui passe, dans cette île multiculturelle, par un métissage avec les autres langues.
De notre correspondant à Port-Louis,
Lorsque Dan Maraye, ancien gouverneur de la Banque de Maurice, s’adresse aux journalistes lors d’une séance d’échanges au siège du Défi Média Group, à Port-Louis, il utilise naturellement le français, malgré une formation professionnelle et une pensée académique fondamentalement britanniques. Un choix courant dans les milieux d’affaires et éducatifs mauriciens, où il est bien vu d’utiliser le français à l’oral.
La Constitution mauricienne ne prévoit pas de langue officielle. Mais difficile ici d’oublier que Maurice, colonisé près d’un siècle par les Français, s’appelait autrefois l’« Isle de France ». Car malgré sa capitulation face aux Anglais en 1810, la langue de Molière a tenu bon face à celle de Shakespeare. Selon l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le français est aujourd’hui parlé par les trois quarts de la population mauricienne.
Emprunts, métissage et « faux amis »
Pendant la conversation, le vétéran de la finance utilise également des termes anglais avec la même aisance. Pas de quoi affecter son auditoire, au contraire. À l’oral, les Mauriciens sont habitués à cette gymnastique entre deux langues internationales. Elle est le reflet du bagage académique des locuteurs.
Le même phénomène existe à un degré moindre à l’écrit. Le choix de termes anglais est intentionnel et assumé, car il permet d’éviter les ambiguïtés. Une pratique courante, en particulier dans la presse. Par exemple, pour évoquer une « avancée majeure » dans le contentieux territorial entre Port-Louis et Londres concernant l’archipel des Chagos, l’éditorialiste Lindsay Rivière, qui maîtrise à la fois l’anglais et le français, parle d’un « breakthrough » dans un article en français. « Cela fait partie de notre identité », souligne Lindsay Rivière, auteur de Redevenir l’Isle de France ? Un Récit politique, publié en 2021. De son point de vue, les emprunts dans les différentes langues dans le français écrit mauricien constituent un enrichissement et une ouverture.
Car en réalité, dans cette île multiculturelle où se mêle une population de 1,2 million aux ancêtres d’origine indienne, africaine, européenne ou chinoise, le multilinguisme fait partie intégrante de l’identité mauricienne. Ainsi, le français, langue des médias par excellence, cohabite aujourd’hui avec l’anglais, qui est celle du Parlement et de l’administration, et le créole, la langue maternelle parlée par 90% des Mauriciens. Après le créole, le français est considéré comme la langue la mieux comprise et parlée par les Mauriciens.
Assez répandue, mais moins visible, l’utilisation de « faux amis » et autres anglicismes et créolisme dans le français mauricien témoigne également de l’influence de l’anglais. L’interaction entre l’ancien gouverneur de la Banque centrale de Maurice et les journalistes en offre encore une illustration. En se présentant, les jeunes journalistes présents, pour la plupart formés dans des universités anglophones locales, déclarent détenir un « degré » en communication et journalisme. Utilisé en lieu et place du mot « diplôme », ce terme pourrait créer la confusion pour un francophone natif, mais pas pour les Mauriciens. Créolisé et prononcé « dégré » le terme s’est imposé dans le français mauricien.
« Nous pensons en créole, nous écrivons en français en empruntant à l’anglais »
Même Jean-Claude de l’Estrac, réputé dans l’île pour sa culture, la qualité de son verbe et la finesse de sa plume en tant qu’ancien éditorialiste et écrivain, n’échappe pas à cette influence des « faux amis ». Comme lorsque celui qui fut candidat au poste de secrétaire général de l’OIF parle de « fonction » pour évoquer la cérémonie de lancement de son nouveau livre Un dimanche sur le quai de Manikarnika. Un anglicisme issu du terme « function » (en français, « réception », « cérémonie »). Un usage répandu dans la presse mauricienne, comme lorsqu’on dit qu’un ministre était présent à une « fonction ».
« Nous confondons également le mot anglais “academic” avec “académicien” », observe Christina Chan-Meetoo, une universitaire parfaitement à l’aise en français comme en anglais. Dans la presse mauricienne, l’expression « éducation tertiaire » est souvent utilisée à la place d’« éducation supérieure », un autre faux ami qui a migré de l’anglais « tertiary education » vers le français. Et la liste est longue.
« Il fut un temps où de telles erreurs en français suscitaient des réactions indignées des lecteurs. Mais ce temps est révolu. Nous pensons en créole, nous écrivons en français en empruntant à l’anglais », déplore Pradeep Daby, journaliste au Défi Quotidien et partisan d’une « écriture française plus conforme » dans la presse mauricienne.
Dans le registre journalistique, « le plus important est que les Mauriciens comprennent. Le message passe », souligne pour sa part Yvan Martial, ancien rédacteur en chef du quotidien L’Express, qui dirige aujourd’hui une impressionnante collection appelée Répertoire de la Presse mauricienne.